Les retraites chapeaux ou les limites de certaines formes d’ingénierie juridique

« Les retraites chapeaux ou les limites de certaines formes d’ingénierie juridique » Semaine sociale Lamy du 9 octobre 2000 n° 998

Les idées, opinions et analyses développées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs et en aucun cas la rédaction de la Semaine Sociale Lamy.
Retraite. Les retraites « chapeau » ou les limites de certaines formes d’ingénierie juridique
Philippe et Louis Boudias, Avocats au barreau de Paris, Groupe JSA (Le groupement européen d’intérêt économique « Juristes sociaux associés » regroupe 28 cabinets indépendants d’Avocats conseils en droit social)


Les retraites « chapeau » pourraient être analysées comme des droits acquis par les salariés même s’ils ne remplissent pas à leur retraite les conditions d’ancienneté et de présence dans l’entreprise. Elles seraient alors de véritables bombes financières à retardement.

 

La retraite « chapeau » est un dispositif à l’origine anglo-saxon qui a pour finalité de fidéliser les cadres à l’entreprise au sein de laquelle ils travaillent.

Dénommée encore « régime article 39 » ou « régime à prestations définies », une telle garantie relève d’une décision unilatérale du chef d’entreprise ou d’un accord collectif.

Elle revêt une portée collective dans le sens où elle concerne une collectivité de cadres.

Par un tel dispositif, l’entreprise garantit à ses salariés, lors de leur prise de retraite, le maintien d’un niveau de revenus prédéfini, via le versement d’une rente venant compléter le montant de celles versées par le régime général et le régime complémentaire de retraite.

En pratique, la garantie du service d’une retraite « chapeau » d’entreprise est généralement présentée comme dépendant de la satisfaction de deux critères :

  • une durée minimale d’ancienneté dans l’entreprise (le plus souvent de 10 ans) ;
  • la présence du salarié au service de l’entreprise au moment où il fait valoir ses droits à retraite dans le régime général.

L’article 15 de la loi du 31 décembre 1989 (loi Evin), dont le dispositif d’application a été étendu à l’ensemble des garanties collectives (et donc aux contrats de retraite supplémentaire) par la loi du 8 août 1994, en encadre la mise en oeuvre.

Il impose aux entreprises ayant mis en place ce type de régime de gager, c’est-à-dire de garantir financièrement la couverture du risque délibérément consenti par elles, le versement, le moment venu, d’un complément de retraite à une partie de la population salariée.

Schématiquement, la couverture du risque de l’entreprise relatif à l’engagement de retraite « chapeau » se traduit par l’inscription de provisions comptables au bilan ou par l’alimentation d’un fonds collectif d’une compagnie d’assurances, ou encore par les deux modes de gestion cumulés et simultanés.

Les provisions sont indivises, donc globales et réactualisées chaque année pour garantir la créance potentielle dont disposent, envers l’entreprise, les bénéficiaires de l’avantage.

Cela se fait sur la base de calculs actuaires complexes, tenant compte de l’évolution des effectifs concernés et de ses caractéristiques intrinsèques.

Jusqu’ici, les choses sont claires et ne semblent pas devoir poser de problèmes.

De l’analyse de ces dispositifs et de l’environnement législatif et/ou jurisprudentiel dans lequel ils s’insèrent naît, cependant, le trouble et le sentiment que les systèmes de retraite « chapeau » constituent, peut-être bien, des bombes à retardement.

En effet, les régimes de retraites d’entreprise et, en l’occurrence, les régimes de retraite « chapeau » ne peuvent nullement être comparés à un avantage virtuel tel qu’une indemnité de fin de carrière. Tout au contraire, ce régime instaure un système de rémunération différée dans le temps.

Outre la philosophie de ces régimes, bien d’autres arguments militent en la faveur de l’analyse dérangeante selon laquelle, contre toute attente, les cadres auraient des droits acquis dans leur régime, nonobstant le fait qu’ils ne remplissent pas la condition d’appartenance à l’entreprise au moment où ils basculent à la retraite ou même peut-être la condition minimale d’ancienneté (10 ans).

Comme le note un éminent analyste, Philippe Laigre, dont les qualités d’expert sont difficilement contestables en tant qu’ancien chef de bureau des régimes complémentaires :

« Toute couverture de retraite mise en place dans une entreprise se traduit par l’acquisition de droits pendant la période d’activité des salariés couverts. Ce constat d’évidence oblige l’employeur à garantir dans les meilleures conditions possibles, les engagements qu’il prend vis-à-vis de son personnel » (Dr. soc. 1995, n° 4, p. 414 + RJS 11/96).

Le même auteur relève d’ailleurs, non sans pertinence, que les dispositions de la loi n° 94-678 du 8 août 1994 consacrent le bien-fondé de cette affirmation.

C’est ainsi que l’article L. 913-2 du Code de la sécurité sociale, issu de cette loi et pleinement applicable en matière de retraite « chapeau », prévoit « Qu’aucune disposition entraînant la perte des droits acquis ou en cours d’acquisition à. des prestations de retraite, y compris à la réversion, des salariés ou anciens salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur ou de transfert d’entreprise, établissement ou de partie d’établissement à un autre employeur résultant d’une cession conventionnelle ou d’une fusion, ne peut être insérée à peine de nullité dans les conventions, accords ou décisions unilatérales mentionnée à l’article L. 911-1. »

Même si cet article du Code de la sécurité sociale concerne plus particulièrement les cas de restructuration ou d’insolvabilité de l’employeur, il ne peut être contesté qu’il valide clairement, en tout état de cause, le principe selon lequel les salariés acquièrent, au fil de leur carrière dans l’entreprise, des droits dans les régimes de retraite « chapeau » d’entreprise.

Un autre élément, militant également en cette faveur, peut être tiré de la jurisprudence de la Cour de cassation.

En vertu de l’article L. 242-1 du Code de la sécurité sociale, sont soumises à cotisations toutes les sommes qui sont considérées comme des rémunérations versées en contrepartie ou à l’occasion du travail, et seulement ces sommes précises.

Si les provisions constituées en interne par les entreprises, pour garantir les droits des salariés dans les régimes de retraite « chapeau » créées, ne correspondaient qu’à la couverture d’un avantage virtuel, elles ne pourraient pas être assimilées à des rémunérations sur lesquelles les salariés peuvent compter et ne devraient pas être assujetties à cotisations du tout.

Même si certains contestent ce type d’analyse (Bruno Serisay, Semaine juridique, édition entreprise 96, p. 7/8, spécialement p. 724), il n’en demeure pas moins qu’elle rejoint le bon sens et l’appréhension juridique la plus stricte.

Validant le fait que les régimes de retraite « chapeau » d’entreprise correspondent à un avantage consistant en une rémunération différée sur laquelle les salariés acquièrent des droits au prorata de leur présence dans l’entreprise, la Cour de cassation a bien décidé, dans le cadre des termes de l’article D. 242-1 du Code de la sécurité sociale, d’assujettir à cotisations les provisions constituées en interne par l’entreprise dans ces régimes pour garantir les droits des salariés (Cass. soc., n° 93-18.572, 28 mars 1996, SA Lyonnaise des eaux — Dumez/Urssaf Eure-et-Loire). La question de l’assujettissement à cotisations des provisions constituées à l’extérieur par l’entreprise, via une compagnie d’assurances, reste entière.

C’est bien reconnaître, par là même, de la façon la plus explicite qui soit, que l’avantage consistant en un régime de retraite « chapeau » d’entreprise correspond à une rémunération différée sur laquelle les salariés acquièrent une quote-part de droit avant même leur départ en retraite, via les provisions financées par l’entreprise au titre de son obligation de garantir ses engagements. Le fait que la provision ait une nature indivisible ne constitue pas, à cet égard, un obstacle dirimant.

De ce constat théorique peut découler la conséquence pratique selon laquelle tout cadre salarié d’entreprise entrant dans le champ d’application d’un dispositif de retraite « chapeau » peut revendiquer le bénéfice de droits acquis au prorata de son temps de présence, nonobstant son éviction prématurée de l’entreprise.
Il suffit, d’ailleurs, lors d’une opération de fermeture de site ou d’entreprise de se retourner vers la Compagnie d’assurances afin de récupérer les provisions constituées pour s’apercevoir que celles-ci ne sont pas enclines à les restituer sur la base justement de l’argumentaire selon lequel les salariés auraient peut-être des droits acquis dans le régime, au prorata de leur temps de présence.

Trop d’entreprises qui ont mis en place ce genre de dispositif ne se soucient pas assez de leur suivi et surtout du risque financier qui pèse sur elles à leur insu, en cas notamment de plan social.

Au-delà des enjeux classiques ayant trait à la mise en place et à la validation des plans sociaux, se pose la question de savoir si tout ou partie de la collectivité des personnels licenciés ne pourraient revendiquer le bénéfice de droits dans le régime à hauteur de leurs durées de présence respectives.

Quand on sait déjà que beaucoup d’entreprises sont gravement défaillantes par rapport à la constitution des provisions qu’imposent la loi Evin pour garantir la fiabilité de ces régimes, on entrevoit avec effroi le crash financier qui pourrait découler de telles revendications dont il n’est pas certain qu’elles ne pourraient prospérer.

S’il n’est pas de mise d’être trop péremptoire, ce risque devrait, en tout état de cause, être sérié et évalué.

Phénomène de mode dépassé, ces régimes de retraite « chapeau » ne connaissent plus le même engouement.

Faut-il encore se saisir du traitement des régimes qui ont été mis en place dont toutes les incidences n’ont certainement pas été perçues avec toute l’acuité nécessaire.

Finalement, ce type de dispositif nous montre les limites d’une certaine forme d’ingénierie juridique et, en tout état de cause, la nécessité d’évaluer de façon incessante les risques découlant des dispositifs internes mis en place dans les entreprises qui, par-delà les apparences, peuvent induire des séquelles majeures et produire des contre-effets.